La question du collectif

Entretien

La question du collectif

Entretien avec le collectif Travaux Publics

Le collectif Travaux Publics est constitué de Sandra Iché, Virginie Colemyn, Marjorie Glas, Renaud Golo, Lénaïg Le Touze.

Un commentaire sur le double titre du spectacle ?

Que le social brûle semble une évidence aujourd’hui. Nous avons eu aussi le désir d’affirmer que le social peut briller, et cela a lieu au sein de ces métiers, dans le sens et dans l'engagement que les travailleurs sociaux y investissent. Nous cherchons à mettre tout cela en lumière.

"Il nous semble qu’aujourd'hui la question du collectif, de l’agir ensemble, a été progressivement déléguée à des professionnels du lien social"

Qu’est-ce qui vous a amenés à passer de « comment agir ensemble » aux métiers du travail social ?

Outre l’expérience de membres de Travaux Publics dans l’action sociale, de manière plus théorique, il nous semble qu’aujourd'hui la question du collectif, de l’agir ensemble, a été progressivement déléguée à des professionnels du lien social. Cela nous a donc paru pertinent d'aller voir ces professionnels, d’autant que pendant les récents confinements, certaines d’entre nous, bénévoles impliquées dans l’action sociale, ont pu constater combien les métiers de ces professionnels sont devenus indispensables et à quel point ils manquent quand le système est à l’arrêt. Il nous est apparu qu'ils sont une clé de voûte d’un État de droits attaqué de toutes parts et qui dysfonctionne complètement quand ils ne sont plus là. Cette préoccupation a été partagée par tous les membres de Travaux Publics, ce choix a été fait alors que nous n'avions pas tous la même expérience de l’action sociale, et cela devenait intéressant de se mettre au travail depuis ces différences. 

Vous avez d’abord mis en place des « ateliers de recherche et de création participative » avec un groupe de travailleurs sociaux de Seine-Saint-Denis.

L’objectif de ces ateliers était d’approfondir notre connaissance des pratiques professionnelles spécifiques des travailleurs sociaux, à travers des jeux divers, et de faire émerger des questions issues de notre observation. Mais aussi de les mettre en rapport les uns avec les autres pour qu'apparaisse ce que l’on pourrait désigner par du « conflit », au sens productif, qui a trait au théâtre : du conflit entre soi et soi, entre soi et ce qu'on nous demande de faire, entre soi et les vies humaines auxquelles on a affaire, entre la prescription qui nous est faite et les possibilités réelles de travailler. Nous nous sommes appuyés à la fois sur du jeu théâtral, sur des outils d'éducation populaire pour le travail de groupe, pour faire ressortir du sens, de l’analyse, et puis sur des outils de sciences sociales que nous avons remodelés. Notre travail a ainsi consisté à construire ensemble un outillage spécifique à partir de nos savoirs-faire initiaux.

"C’étaient des bouffées d’air, des moments où la parole pouvait venir se déposer sur des expériences vécues. Les ateliers ont servi de catalyseur, ils ont été des occasions d’élaborer collectivement une pensée"

Comment les travailleurs sociaux ont-ils reçu vos propositions ?

Ce serait à eux de répondre à cette question mais d’après ce qu’ils ont partagé avec nous, ils y ont trouvé un intérêt notamment parce qu'ils leur manquent des espaces de partage autour de leurs pratiques. C’étaient des bouffées d’air, des moments où la parole pouvait venir se déposer sur des expériences vécues. Les ateliers ont servi de catalyseur, ils ont été des occasions d’élaborer collectivement une pensée réflexive et analytique sur leurs pratiques. Il y avait cette demande de leur part, ainsi que celle de rendre visible leur travail par le théâtre. Aussi, sans que cela ait été anticipé, les ateliers ont permis de favoriser des contacts entre eux, en tant que professionnels d’un même territoire.  

Quel est l’apport des sciences sociales dans ce travail ?

Au cours des ateliers sont apparus ces « conflits » évoqués plus haut. Conflits qui, au-delà du travail social, questionnent plus largement des choix de fabrication d'une société, des choix qui se construisent dans leurs contextes historiques. Brecht propose à l'acteur d’observer les activités humaines non pas juste depuis sa fenêtre, mais “comme des processus historiques”, tel qu’il l’écrit dans L’achat du cuivre. C’est par des lectures, comme celle des Métamorphoses de la question sociale du sociologue Robert Castel et par l’usage d’outils propres aux sciences sociales, notamment la recherche en archives et des techniques d’entretien empruntées à une certaine sociologie du travail, comme l’instruction au sosie ou l’auto-confrontation des travailleurs par l’image filmée, que nous avons proposé aux travailleurs sociaux d’observer leurs pratiques et leurs expériences.

"Le plateau est pensé comme le lieu où se poursuit et où se métabolise notre enquête collective"

À quel moment est apparu le choix d’avoir les travailleurs sociaux au plateau ?

C’était présent dès le début. Ou plutôt l’idée que le passage au plateau devait se faire dans la continuité du travail en ateliers. C’est à dire que le plateau est pensé comme le lieu où se poursuit et où se métabolise (par la composition des espaces, des corps, des textes, de la lumière, du son, des images) notre enquête collective. Soit les travailleurs sociaux sont sur le plateau et parlent en leur nom, et c’est à nous de leur donner les outils pour que ce passage à la scène ne les mette pas en difficulté. Soit ils ne veulent ou ne peuvent l’être et c’est à nous d’inventer les procédés théâtraux qui les fassent exister sur scène, malgré leur absence, sans que nous parlions à leur place. La question du sens de leur présence sur scène ne cesse d’être discutée avec eux : pour certains cette présence est l’occasion d’une expérience de transformation ; d’autres insistent sur l’acte de “sublimation” qui reviendrait aux artistes ; d’autres considèrent que leur place n’est pas sur scène, qu’il ne leur revient pas de parler de leur travail mais de le faire. Notre désir, quant à nous, est de parvenir à reconvoquer les mouvements de leurs pensées, de leurs affects, et que les présences restent agissantes malgré le passage à la représentation théâtrale.

La dimension militante est-elle inhérente à votre démarche artistique ?

Ce qui nous importe c’est que notre travail éclaire une situation, à savoir l’effondrement de l’État de droit, et qu’il contribue à réduire une forme d’impuissance. Cette proposition de spectacle répond aux Nouveaux Commanditaires qui nous ont passé commande sous la forme d’une question « comment agir ensemble ? » : nous tentons d’y répondre en concevant le temps de la représentation comme celui d’une mise à contribution de nos imaginaires pour que l’action sociale soit l’affaire de tous. Au-delà de ces temps de représentation au théâtre, nous prolongerons l’expérience, en réponse à l’autre volet de la commande des Nouveaux Commanditaires, en allant jouer également dans les écoles, dans les centres sociaux, sur les places publiques, à l'Assemblée nationale !

Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna en novembre 2022.